Septième jour
Vendredi. Le jour le plus excitant de mon voyage. C'est aujourd'hui l'ouverture des clubs pour le week end. Il s'agit de prendre des forces. Pour cela Joe Norman a l'adresse idéale, en plein downtown, au croisement de Pease et de San Jacinto street, à quelques centaines de mètres à peine de mon hôtel. Le Zydeco Louisiana Diner s'est ouvert voilà maintenant quinze ans et sa réputation n'est plus à faire. L'intérieur ne paye pas de mine avec ses tables en bois bon marché et ses murs gris unis. Le service est on ne peut plus simple. On prend un plateau, une assiette en plastique et on est servi à la manière de nos restaus U français. La carte est alléchante : Po Boys de toutes sortes (catfish fried, écrevisses, huitres... ), Jambalaya, crabe fris, gumbo, haricots rouges... Aujourd'hui le restaurant propose des travers de porc, du poulet grillé, du saumon créole et du crawfish étouffé. Mon choix se porte sur les écrevisses servies avec du pain de maïs et de l'ocra : délicieux.
Nous allons dans le fond de la salle où sont exposées des dizaines de photos de clients et de musiciens. L'une d'elles attire mon attention. On y voit un Noir posant en compagnie d'un bel accordéon piano. En dessous une légende, « Chuck Martin, the sheik of zydeco ». Je sais enfin à quoi ressemble l'auteur de Make It Hot, un succès repris en son temps par Rockin' Dopsie.
Le repas terminé Joe m'informe qu'il doit aller chercher quelques affaires chez lui à Crosby. Mais notre chemin passe d'abord par Barrett Station. La veille j'avais décrit à Joe ma rencontre avec Lil Brian à Cognac quelques années plutôt. Brian m'avait parlé de sa ville natale comme d'une « petite Louisiane », à cause du grand nombre de créoles qui y vivent. En fait Barrett se résume à une simple route sur trois kilomètres, bordée d'habitations hétéroclites. Dès qu'on rentre dans la commune les clubs apparaissent. A gauche le Boozoo's, aujourd'hui fermé, avec sa belle enseigne représentant un accordéon. Quelques centaines de mètres plus loin le Frenzy, fief de Nooney & the Zydeco Floaters. Plus loin encore le Mr Bud's, chanté par Lil Brian. Joe passe un coup de fil puis m'annonce que la maman de Brian est absente. Dommage, nous serions allés lui rendre visite. Au centre de la ville l'église catholique, la Saint Martin de Porres, ciment de la communauté créole. En remontant vers le Nord nous entrons dans Crosby. Sur la droite, au milieu d'un champ, une suite de gradins en fer entoure une piste qui sert aux spectacles de rodéo. C'est là que se tient le festival zydeco de Crosby, la plus importante manifestation texane. Une dizaine de groupes y joue chaque année pendant plus de douze heures, pour la plus grande joie des danseurs.
A un moment nous quittons la route principale et arrivons dans un quartier fait de petites maisons résidentielles. Nous nous arrêtons devant l'une d'elles. Joe tient à me présenter à son père. Dans la maison c'est l'effervescence. Une de ses soeurs doit se marier le lendemain, ce qui explique que toute la famille soit présente, y compris un des frères, venu spécialement d'Atlanta. Je fais la connaissance de Joe Senior. Il m'explique qu'il a quitté Opelousas en 1954. A ce moment il n'y avait pas de travail en Louisiane. Au contraire on avait besoin de main d'oeuvre à Houston et il a facilement trouvé un emploi dans une aciérie. Il n'a jamais vraiment aimé le zydeco. Par contre, plus jeune il écoutait beaucoup de blues et particulièrement Lightnin' Hopkins. Il me montre des photos en noir et blanc de son grand-père, un Broussard. Je suis étonné par la finesse des traits de cet ancêtre, par son visage de type européen et par l'absence de caractéristiques négroïdes. Tout le contraire de Joe Senior qui a la peau très noire. Avant de quitter la famille nous passons par le garage. Les Norman père et fils m'amènent devant un réfrigérateur typiquement américain, d'une grandeur impressionnante. Dans le bac du bas est rangée une centaine d'écrevisses qui doivent servir à un prochain barbecue. Et j'ai le droit à une leçon particulière de dépiautage / dégustation de ces délicieux crustacées.
Nous reprenons la route et après une courte halte au domicile de Joe nous nous dirigeons vers le Jax Grill. Depuis ma dernière visite rien n'a changé. Il est 16h et pourtant c'est toujours le coup de feu en cuisine. Seule différence, on a enlevé quelques tables de la terrasse à l'arrière du restaurant pour permettre à l'orchestre de s'installer. Les musiciens sont déjà là, décontractés. Ils viennent de terminer leurs réglages. Je suis présenté à Jerome Batiste, un petit homme aux jeans et au t-shirt blanc informes, un grand stetson sur la tête. Le contraste avec son frotteur est saisissant. C'est un grand gaillard de près de deux mètres au look de rappeur, les biceps tatoués aussi gros que mes cuisses. Son jeu de frottoir est impressionnant, déroulant ses coups de cuillères de bas en haut sur son tablier de tôle. En plus, c'est un excellent MC, un aboyeur de première. Il harangue la foule, raconte des histoires entre les morceaux, interpelle les autres membres du groupe, créant une dynamique irrésistible. Quant à Jerome Batiste, il pratique un zydeco frustre et traditionnel, puisant chez Boozoo Chavis, John Delafose et Zydeco Force pour le côté funky. Ce n'est pas un innovateur mais sa musique simple et directe, son chant « à l'arraché », son implication personnelle forcent le respect.
Rapidement la piste de danse se remplit pour quatre heures de musique non stop. L'ambiance est bon enfant, plus encore que dans les clubs. On se réunit en famille, les jeunes comme les vieux, de 7 à 77 ans. Je remarque que les plus de 60 ans sont encore nombreux à parler créole. Je suis étonné par la pureté du français d'un Noir d'une trentaine d'année qui m'aborde spontanément. J'ai l'impression d'entendre Geno Delafose ! Il me dit avoir apprit directement auprès de sa grand-mère. Parfois le contact avec les autres francophones est plus difficile. Je leur parle en français et ils me répondent en anglais et/ou détournent leur regard. Croient-il parler un mauvais français ? Ont-il honte ? Je sais en tout cas qu'ils comprennent tout ce que je dis.
La journée avance et les zyde ko players de Jerome enchaînent les morceaux sans temps morts : Zydeco Boogaloo, Why You Wanna Make Me Cry, Sal-O-Pree (saloperie évidement !) de Zydeco Force et plusieurs compositions personnelles tirées du dernier album : If You Leave Me Girl, Don't Take Jermiah, Going To The Trailride… Autour de moi, c'est la fête. La terrasse est noire de monde et c'est un spectacle que de voir les différents plats arriver sur les tables : des paniers entiers d'écrevisses, du crabe frit, des saucisses de toutes sortes, des travers de porc… Vers 20h un nouveau public débarque au Jax. La jeune génération, celle des moins de 30 ans, prend possession de la piste de danse. Les two steps traditionnels cèdent la place à des figures beaucoup plus acrobatiques. Je suis toujours aussi étonné de voir ces jeunes gens au look RnB, façon R Kelly, danser sur une musique aussi traditionnelle. Dans le public je reconnais Curley Taylor, l'ancien batteur de Geno Delafose qui vient d'entamer une carrière sous son nom et qui est l'auteur d'un excellent premier disque, Country Boy. Un autre petit bonhomme m'intrigue. Pantalon noir, chemise à petits carreaux noirs et blancs, le teint clair mais les traits négroïdes avec un nez épaté et des taches de rousseurs. Oui, c'est bien Andre Thierry, le petit génie venu de la Californie.
Il est 21h30, l'heure de s'éclipser pour rejoindre le Mr A's Club sur Cavalcade Street. Ce soir, comme tous les vendredi soirs, se produit J Paul Jr et ses Zydeco Nubreeds. Je l'avais déjà vu à la Nouvelle Orléans en 1999 et ça avait été un des plus beaux concerts zydeco de ma vie. Impossible d'être à Houston et de ne pas aller le voir ! A l'entrée du club Joe Norman explique au propriétaire la raison de mon voyage. D'un geste laconique il nous fait signe d'entrer. L'endroit est vaste et spacieux, la piste de danse immédiatement à droite de l'entrée. Ce qui frappe surtout, c'est la jeunesse du public présent. Ici pas de papis et de mamies, mais des jeunes hommes et des jeunes femmes. Je sens une excitation, une tension dans l'air qui me mettent mal à l'aise. Je comprends pourquoi Joe tenait absolument à m'accompagner. Et pourtant je ne sens aucune hostilité à mon égard.
Le groupe est en retard et ne s'installe qu'après 11 heures passées. Le temps pour moi de rencontrer enfin J Paul Jr, Je lui donne le Soul Bag avec l'article que je lui ai consacré. Un immense sourire apparaît sur son visage. En retour il me donne son dernier disque, Diary of a Zydeco Rebel, ainsi qu'une très belle photo dédicacée. En revenant à ma place Joe me présente le nouveau frotteur de J Paul, un solide gaillard du nom de Walter Chenier. Aucun lien de parenté avec le roi du zydeco me dit-il. Le concert commence et J Paul se révèle à la hauteur de sa réputation mais, à mon grand étonnement, dans le registre traditionnel. Normalement il est surtout reconnu pour ses mélanges souvent heureux entre zydeco et gospel, Rnb, voire hip hop. Rien de cela ce soir, mais du zydeco classique et une belle interprétation du Why you wanna make me cry de Leo Thomas par exemple. Ca aussi il sait le faire !
Joe Norman m'a quitté. Il me laisse en compagnie de Joseph Bruno, trop heureux de pouvoir parler créole avec moi. Au bout du quatrième morceau il insiste pour me faire voir son ranch, le triangle seven. C'est trop tôt que je quitte le Mr A's et part en pleine nuit dans un énorme 4x4 américain. Du ranch, je ne verrai qu'une barrière fermée débouchant sur un champ se perdant dans l'obscurité. Mais Joe Bruno est fier d'avoir pu me montrer sa propriété, lui qui a travaillé pendant des années comme docker. Lui aussi fait passer de nombreux groupes de zydeco. L'endroit a d'ailleurs été chanté par Brian Jack ou Lil Porter.
Nous allons ensuite dans le club d'un de ses cousins, le BMW. Ce soir à l'affiche Marcus Ardoin et Andre Thierry. A l'intérieur le premier groupe est déjà en train de jouer sur une estrade surélevée. L'endroit est presque désert et seulement deux couples s'agitent sur la piste de danse. Dans le public je retrouve Andre Thierry. Bruno me présente à lui et le jeune homme est étonné de savoir que je viens de France. Il me dit qu'il va me chercher un de ses disques, disparaît et je ne le reverrai plus de la soirée. En attendant j'apprécie la prestation de Marcus. C'est un excellent accordéoniste qui œuvre sur un trois rangées Gabbanelli. On m'avait dit que c'était un chanteur tout juste correct, mais dans ce contexte sa voix passe bien. Par contre je constate bien une différence par rapport à J Paul ou Jerome Batiste. La rythmique est plus dure. Les morceaux sont pris systématiquement rapidement. Peu de nuances entres les chansons. C'est clair, Marcus n'est pas du même niveau que ses concurrents. Pourtant sa marge de progression est énorme et il fait déjà honneur au nom qu'il porte.
Il est deux heures du matin. L'orchestre a fini de jouer et je n'ai pas le courage d'attendre le passage d'André Thierry. Pas grave. Je le verrai demain au grand festival qui doit conclure mon voyage.